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Brava, l'américaine du Cap-Vert

Photo du rédacteur: Maxime PannetierMaxime Pannetier

1843, île de Nantucket - Massachusetts, 120km au sud de Boston. Un baleinier américain embarque une trentaine d'hommes, des officiers, des harponniers, des cuisiniers et des spécialistes de la baleinécratie. Ils s'apprêtent à vivre un voyage qui va durer 4 ans et les emmènera jusqu'au Cap de bonne Espérance, en Antarctique, en Amérique du Sud et dans les mers chaudes du Pacifique. Leur objectif ? Récolter le précieux spermacetie : l'huile de baleine. Sur le chemin ils feront des escales pour se ravitailler, vendre des produits et remplacer quelques marins. La plus petite île du Cap Vert, Brava, s'est imposée depuis quelques années comme une étape obligatoire pour renouveler l'équipage. Le baleinier de Nantucket s'arrête donc à Fajā de Agua, un petit village de pêcheurs perdu.

Depuis cette époque et cette histoire, un lien puissant s'est noué entre le Massachusetts américain et le Brava capverdien. En 2024, il n'est pas un habitant de l'île qui n'ait pas un cousin américain. Le drapeau États-uniens côtoie celui du Cap Vert sur l'île et la capitale est parsemée de grandes et belles maisons, habitées une fois l'an, édifiées par une riche communauté d'expatriés fidèle à ses terres.


une voiture américaine sur le port de Fogo
Sur le port au départ de Fogo, une voiture américaine qui va vers Brava


Vers la plus petite île du Cap Vert 🏝️🗽


Transports de bovins par ferry
Transports de bovins par ferry


Lundi 11 mars 2024, 13h. Nous arrivons à Brava, 5600 habitants, la moins habitée des îles de l'archipel.


Le port de Brava
Le port de Brava


Les maigres 17 kilomètres de mer qui la sépare de Fogo ont pourtant la réputation d'être difficilement franchissables en raison des puissants courants qui y règnent, ce que nous avons pu vérifier. Avec 10km dans sa plus grande largeur et une montagne qui culmine à presque 1000 mètres, Brava est un petit rocher, géographiquement relié à Fogo sous la mer. Ses premiers habitants sont d'ailleurs des exilés de Fogo venus y chercher le répi après une éruption.



Véritable "bout du monde", c'est avec Mayo la seule île de l'archipel sans aéroport. Avec trois bateaux par semaine quand la navigation le permet, l'arrivée sur l'île a la réputation d'être incertaine ; raison pour laquelle la plupart des touristes et voyagistes l'évitent habituellement. Nous avons donc de la chance. À notre arrivée, nous sommes une poignée de voyageurs occidentaux (pas plus de 10) promis à un isolement de 3 jours - jusqu'au prochain bateau.

Au port, je cherche le chauffeur d'Aluguer recommandé par notre hôtel : "Carlos". Évidemment, il n'y a qu'un seul chauffeur qui attend à la sortie du bateau, évidemment c'est Carlos et évidemment il emporte tout le monde "chez Marco", l'écolodge de référence de Nova Sintra (la ville s'appelle ainsi mais tout le monde l'appelle "Villa"). En 15 petites minutes nous sommes à 400/450 mètres au dessus du niveau de la mer dans un grand hôtel à la peinture bleue écaillée. Nous logeons avec un couple de retraités suisses "passés par une agence de voyage allemande qui fait n'importe quoi" et deux parisiens, Caroline et Philippe, férus de randonnée et d'aventure pas trop préparée. On loge dans 3 chambres côte à côte et on se retrouve bientôt tous dans la même rue et dans le même restaurant.


Djabraba Ecolodge, une jolie pension un peu défraichie
Hôtel Djabraba Ecolodge

Cap Vert oblige, on attend pas loin d'une heure pour déguster le sempiternel plat du pays : poulet grillé, riz, légumes et quelques frites. Bon et pas cher, comme partout.

L'americanité de Brava se dévoile par petites touches.




Un bar avec des dollars en guise de déco, des assiettes au restaurant siglées Mickey et authentifiées "Disneyland original", des habitants qui parlent un anglais avec un fort accent américain, un grand capverdien, un peu illuminé mais visiblement apprécié, qui fait la circulation en anglais et nous explique être un ancien soldat US revenu au pays et, enfin et surtout, de nombreuses grandes et opulentes maisons non habitées mais qu'on imagine sans mal être la propriété des riches expatriés de l'île.




Nova Sintra est une ville à l'architecture coloniale portugaise. Les façades y sont moins colorées qu'à Saõ Filipe (Fogo), Mindelo ou Praia. Avec sobriété, on y trouve plutôt des façades blanches avec des finitions d'un beau gris. Le côté jardin de l'île se vérifie avec la présence de belles fleurs d'hibiscus, de bougainvilliers, de baobabs et d'arbres fruitiers.




La journée se termine par une ballade aux alentours et un verre au coucher de soleil dans un petit bar animé par de la musique capverdienne. On prend la bière du pays, la Strela, mais nos voisins dégustent des rhums locaux aux arômes puissants qui donnent envie. Dans le milieu d'après midi, on avait réservé un repas auprès d'une petite pension familiale. Le gérant, Paulo, la bonne soixantaine avait été ravi de nous proposer le plat national : la grande cachupa. C'est un ragoût de maïs savoureux avec des tomates, des légumes et de la viande (on peut aussi y mettre du poisson).



C'est généreusement servi, on se régale. Signe qu'on est à Brava, on dine sur des sets de table en papier qui vantent les produits et services de divers magasins du Massachusetts. Vers 20h20 il n'y a plus un chat en ville et la nuit se fait noire.


Jusqu'à Fajā de Agua 🥾


Mardi 12 mars. Aller jusqu'au village de Fajā de Agua est un peu un pari. Ce n'est pas vraiment indiqué dans le guide mais le plan dit que c'est faisable et je l'ai fait confirmer il y a deux jours par Alcindo et hier par Marco. Les deux hommes notent toutefois un détail "la pente est raide, il faut faire attention". Après nous être régalé d'un bon petit déjeuner, Marco nous a offert de garder nos valises pour qu'on puisse randonner léger avec nos petits sacs à dos.



Sur les coups de 8h30-9h, on quitte l'hôtel. Le GPS prédit que nous arriverons vers midi. On traverse pour la troisième ou quatrième fois déjà la ville et ses rues pavées. Au bout de 200 mètres, un chien noir et blanc qui rôdait hier soir autour de la pension de Paulo, où nous avions dîné, nous retrouve et nous accompagne gaiement. On s'amuse de savoir quand il nous abandonnera...mais il ne nous quittera plus.

Le début de la ballade grimpe dans les hauteurs de l'île où on passe par de micro villages. La nature sauvage nous rappelle Santo Antao. La végétation est maigre mais parsemée de touches de couleurs végétales, la mer et les falaises nous entourent, de beaux oiseaux aux plumes bleues nous survolent et tous les habitants nous sourient et lèvent leurs pouces à notre passage. Vers 1h30 de marche et d'ascension légère le paysage change et la montagne offre désormais un puissant dénivelé vers la mer.



Vers 11h la chaleur est accablante, l'indice UV dépasse les 12 et, sans ombre nous nous engageons dans une pente qui dépasse les 20 pourcents.



C'est raide, le chemin est caillouteux et les précipices vertigineux, mais en descendant doucement mais sûrement on y arrive. On est toujours accompagné par le chien et on commence à s'inquiéter de notre responsabilité dans son aventure. Il n'a pas l'air de s'inquiéter et s'impose comme une présence rassurante en dégageant la route face aux boucs et en ouvrant la voie. Au bout d'un rocher on aperçoit un singe qui saute.



On est plus lents que ce que prédisait le GPS, vers 13h on atteint Fajā de Agua.


Le village portuaire est magnifique et on a atteint un splendide isolement.





Un Aluguer dépose deux hommes devant chez eux. Hormis ce semblant de vie, personne n'est dehors. Google Maps indique un bar restaurant. On frappe à la porte. Une dame nous dit "ok". On demande ce qu'ils servent mais on se doute de la réponse : poisson.




Une bonne heure après avoir passé commande, on nous sert un poisson frais bien cuisiné, du riz, des tomates et des frites.



Comme d'habitude donc et, comme d'habitude c'est simple et bon. L'addition est plus salée que d'habitude, peut être une question d'offre et de demande. De toute façon nous n'avions pas d'autre choix. Diane donne discrètement les restes de notre repas à notre chien affamé, qui était sagement couché à nos pieds.


Deux jours au bout du monde ⛰️


Les rares visiteurs à s'aventurer à Fajā de Agua descendent généralement en Aluguer, vont nager dans les piscines naturelles et remontent à "Villa" Nova Sintra. Grâce à Google Maps j'avais néanmoins localisé un gîte qui proposait 3 cabanes dans la nature. Comme il y avait une adresse mail et un site internet un peu désuet, j'ai envoyé une demande pour deux nuits.



Un hollandais du nom de Erick m'avait confirmé que c'était ok. Diane me jette tout de même un regard noir "c'est plus perdu que tout ce qu'on a fait là, et pourtant on en a fait des trucs perdus, mais tu t'es surpassé. Ya rien!"

En réalité il n'y a pas pas tout à fait rien. Il y a la pêche du jour et une maigre épicerie qui propose du riz, de l'eau, du coca, des oeufs et des boîtes de conserve. On se demande au premier abord si le gîte est abandonné, le chemin ne semble guère emprunté.



On tape à la maison : personne. Au bout de deux minutes, un homme de cinquante, soixante ans aux airs de vieux loup de mer nous interpelle "Maxime ?"

Erick le hollandais parle un anglais impeccable et nous fait la rapide présentation de nos nouveaux quartiers dans sa "Kasa Di Zaza": une petite cabane rustique avec une douche/toilette en plein air sans eau chaude et une vue sur la mer simplement fantastique.



Pour être honnête, on a un peu l'impression d'avoir débusqué Robinson Crusoé et, sans surprise, nous sommes les seuls clients. J'ai vu sur le site web de 12 ans d'âge qu'on pouvait pêcher. Curieux de partir à la pêche avec un capverdien, je demande. Erick me toise "tu sais pêcher ?", je fais signe que non. Il se tourne vers Diane qui regarde ailleurs. On sent qu'il est bien déçu d'avoir des hôtes si peu capables, il nous dit qu'il a vendu son bateau de pêche à son voisin qui vient d'enterrer sa mère hier. Il va aller voir.



Piscines naturelles 🪨🏊


On se repose un peu dans la cabane. Diane fixe l’araignée au plafond en espérant que je ne la détecte pas. Le chien se repose aussi sous l'arbre. Le vent soufflant fort on ne se risque pas à nager sur la petite plage du village et on marche une petite demi heure vers les piscines naturelles. On récupère en chemin un deuxième chien (à Erick) et notre escorte s'agrandit donc.



Après s'être trompés de chemin, on atteint finalement les vraies piscines naturelles.



C'est un lieu très impressionnant car d'énormes vagues se fracassent sur de gros rochers avant de ruisseler dans une belle cascade qui remplit les bassins naturels.



Sous l'eau, des gros poissons et des oursins à éviter, au dessus une famille capverdienne qui se régale de grogs tout en bavardant.




Le soir, Erick nous a indiqué qu'une maison un peu plus haut pouvait nous servir un plat. On s'y risque et en effet on nous propose le classique mais bon poisson grillé, riz, légume et frites au coucher du soleil.



La nuit est d'un calme parfait.


Partie de pêche 🎣


Mercredi 13 mars. À 6h57, Apa, le voisin d'Erick nous attend. Il ne parle pas anglais mais on se comprend. Un second pêcheur du village nous rejoint et on embarque au soleil levant dans une petite barque à moteur.



L'art de pêcher à la capverdienne nous échappe un peu.


Le compagnon d'Apa s'occupe du moteur et Apa lance une ligne profondément dans l'eau pendant qu'ils manœuvrent sans cesse dans les zones à poissons. L'endroit est réputé. Pour nous, c'est surtout l'occasion de prendre la mer et de voir les pêcheurs à l'œuvre.



Il nous explique des choses mais nos compétences étant aussi limitées que notre niveau de portugais, on se contente de relever la ligne quand le poisson mord.



Un énorme requin passe à côté de nous.



Au calme, on croise un pêcheur qui accompagne un homme grenouille pêchant au harpon et deux autres hommes étonnamment isolés sur un rocher au large, armés de deux cannes à pêche rudimentaires.



On ramènera deux bonites après plus de deux heures en mer.


Au bout d'un moment, le moteur de la petite embarcation s'arrête et semble nous piéger en mer alors que les vagues nous font danser gaiement sur l'eau.



À notre retour Erick s'esclaffera "déjà ?", nous disant que les pêcheurs restent généralement jusqu'à 2h de l'après midi. On ne saura jamais si c'est à cause du moteur ou de nos compétences, sans doute un peu des deux, d'autant qu’après plus de deux heures chahutés par la mer nous ne sommes pas mécontents de rentrer.




Comme d'habitude maintenant notre chien nous attend et nous fait la fête au retour. On s'attache. Forcément.



Les secrets du chien 🐕


Nous déjeunons le midi un plat de pâtes aux légumes pour 600 escudos à deux, même pas 6€ et une portion généreuse servie face à la mer. Le Cap-Vert est généreux.



Au retour, nous croisons encore Erick. Il est dans l’Aluguer de Carlos (toujours lui), il revient de "Villa" où il a fait des courses pour la semaine. On sent qu'il a quelque chose à nous dire : "ce chien, vous savez, s'il vous suit ce n'est pas un hasard". On est surpris et curieux. Il nous explique qu'en fait, en 2020, lors de la pandémie, le chien était jeune, déjà errant et s'était pris d'affection pour une italienne du nom de Catherina. L'italienne travaillait pour une ONG à "Villa" mais avait pris pendant plusieurs mois une chambre chez Erick du fait de la pandémie, et la chienne l'avait suivie.



Catherina s'était pris d'affection pour un chat et pour le chien qui le lui rendaient bien. Elle était retournée en Italie avec le chat, mais avait dû laisser le chien à Brava. Depuis lors, le chien s'est entiché des Européens en visite. Il erre du côté de chez Paulo (là où nous avions dîné), repère ses "cibles" et les suit en randonnée, sa favorite consistant à aller jusque chez Erick. On est bouche bée. Erick nous dit d'ailleurs qu'ici tour le monde aime ce chien, connait son manège et que tout le monde l'appelle "Catherina" ; et tous les villageois savent que Catherina est avec nous ! La joie des petites îles.



Brava confidentiel


Après trois jours, Brava nous semble plus connue.



Pour notre dernier soir, Erick nous cuisine nos deux poissons péchés ce matin. Le repas est fait simplement mais le poisson est bien cuisiné. Sur la terrasse, face à la mer, avec un petit fond de musique jazz, c'est maintenant nous qui cuisinons Erick sur la vie ici. Si nous n'arriverons pas à déterminer la raison pour laquelle sa femme, qu'il mentionne pourtant allègrement, ne vit plus avec lui (séparation ?), il nous dépeint le portrait de sa vie insulaire depuis 12 ans.



Pourquoi être venu ici ? Parce qu'il voulait être tranquille dans un beau bout du monde aux allures de paradis.



De quoi vivent les gens ici ? Mais de rien. Ils pêchent ce qu'ils peuvent, vivent de peu, Apa n'a ni eau ni électricité chez lui et fait des petits boulots à la journée, comme ramasser du sable ou des travaux.



Le gouvernement ? Ils développe le tourisme mais sans le sens des priorités. De moins en moins de bateaux et d'avions, des transports vieillissants alors que les visiteurs se densifient mais des investissements inutiles. Les gens du village ? Le village est passé de 130 a 80 habitants en quelques années à cause de l'appel des Etats-Unis chez les jeunes. Tout le monde revient un mois en juin pour la fête de l'île, puis repart. Ça fait huit ans qu'ils construisent un énorme hôtel mais ça fait rire Erick car il n’y a personne pour le gérer et accueillir les gens. L'eau ? Une catastrophe. Huit ans de sécheresse, la fin de nombreux arbres fruitiers et une saison des pluies qui disparaît. La santé ? Si on a une crise cardiaque on est cuit, mais il y a un hôpital à Villa et mieux vaut quand même que ce ne soit pas trop grave. Les gens d'ici n'ont rien mais ils peuvent dépenser tout ce qu'ils ont dans un soin. La route ? Elle a été coupée pendant 4 mois à cause d'un rocher qui l'a faite s'effondrer.



Le dîner termine tard et on passe un bon moment. Erick envoie une photo du chien à la vraie Catherina. Demain on part tôt pour le bateau.


Jeudi 14 mars. L’éternel Carlos nous accueille dans son Aluguer. Le coeur un peu serré, on dit au-revoir à Catherina. Carlos enchaîne "tout le monde l'aime bien Catherina. C'est un chien adorable. Elle repartira dans deux jours ne vous inquiétez pas". Digne, au loin, la chienne semble nous dire au revoir.






Comme dans un film, on revoit rapidement tous ceux qu'on a croisé les jours précédents : Marco, les Suisses, Caroline, Philippe, tous ceux qu'on a croisé ici et là ; puis, bien sûr, une famille de capverdien americanisé qui arrive avec plus de valises que de raison dans un gros pick-up. Au port, des ingénieurs Français rougis par le soleil prennent la photo d'un grand panneau publicitaire annonçant la construction d'une usine de désalination. Bonne nouvelle, la mer n'est pas trop agitée, le bateau arrive. En réalité c'est le grand huit, le bateau tangue dans tous les sens mais c'est l'aventure. Au loin ce sont nos souvenirs qui voguent déjà : Fogo avec Alcindo, Brava avec Paulo, Erick, Catherina.


Ce soir nous changeons de dimension en arrivant sur l'île de Santiago et ses 300 000 habitants. La première fois qu'on lavait parcouru c'etait la campagne africaine avec rien, mais depuis Brava ça nous semble être la métropole avec tout. Tout est affaire de relativité.



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