L'espèce humaine aime repousser ses limites. Ce qui consolide notre civilisation c'est notre capacité collective à repousser les limites de nos connaissances de générations en générations : mieux connaître les peuples, les cultures, décoder la biologie, la physique, la géographie, la technologie... Notre espèce cherche perpétuellement à en savoir plus et en allant collectivement plus loin à repousser ses limites. C'est notre nature. C'est ce même réflexe inné, chez les hommes, qui pousse certains à toujours vouloir aller au bout de la route, à chercher à atteindre le sommet, à explorer le plus profond, à repousser les limites de l'infiniment petit comme de l'infiniment grand.
L'humain cherche le sens de son existence et il n'est jamais plus proche du but qu'en repoussant de nouvelles limites dans l'espoir que sa nouvelle découverte change tout.
Et si au bout du chemin il y a une nouvelle réponse pour percer le mystère ? Ce n'est pas pour rien que les religieux bâtissent des édifices dans les endroits les plus reculés et isolés, ce sont les meilleurs endroits pour ne plus pouvoir aller plus loin et donc pour se concentrer sur le moment présent.
Nous vivons pour aller voir ce qu'il y a au bout de cette route. Réflexe ontologique.
Ici, à Chypre, la géographie a gâté les curieux en traçant un long trait de crayon sur le bout nord-est de l'île. Un bout du monde qu'on dit péninsule. Là où la dernière terre européenne résiste une dernière fois à l'eau avant de devenir totalement l'Asie.
25 décembre 2023
Le jour de Noël commence par un petit déjeuner dans une salle avec sapin. Nous mettons le cap ce matin vers la péninsule du Karpas. Comme un coup de crayon artistique sur la carte d’une île, le Karpas est ce bout de terre étroit qui semble lancer Chypre vers le Moyen-Orient. Vers 11h nous arrivons au village de Dipkarpaz (Rizokarpasso en grec), 2300 habitants et la dernière frontière humaine avant la mer et, de l’autre côté, les côtes syriennes.
En environ 2h nous roulons donc vers la fin des terres sur une route déserte et agricole à peine parsemée de quelques maisons. Nos hôtes nous accueillent dans une ancienne résidence chrétienne qui logeait jusqu’au début du XXeme siècle les religieux qui faisaient pèlerinage jusqu’au monastère d’Aposolos Andreas, un des lieux les plus sacrés de l’île qui, selon la légende, serait aussi un lieu de miracles et de guérissons.
À Dipkarpass, des dizaines de chats nous entourent, fait habituel désormais. On déjeune sur le pouce dans une rare sandwicherie qui profite de son monopole pour nous extorquer plus d’argent que de raison. Rien de bien grave, le soleil est là et nous reprenons la voiture pour achever notre route jusqu’à « Golden Beach » puis jusqu’au monastère du bout de la terre.
Vers 14h30, la route déserte et en bon état se dégrade subitement. J’interrompt notre discussion pour ralentir mais on entend un gros « pshhh », la voiture tangue vers sa droite. Je m’arrête au milieu de la route : le pneu avant droit est totalement à plat. On se décale vers la droite sur une route qui mène à un restaurant bien évidement fermé. Je cherche le cric (qui n’existe pas) pendant que Diane frappe aux fenêtres. Miracle ou pas, deux vieux hommes bedonnants aux allures de chasseurs fatigués papotent « en grec » dans le restaurant. Ils nous accueillent sans sourire ni compassion mais avec hospitalité et nous invitent à nous asseoir, comme pour discuter dans une langue que nous ne connaissons pas. Notre stress apparent contraste avec leur sérénité un peu désabusée. Celui sui semble le « patron » appelle un jeune qui parle anglais. Il est sympa, nous offre des bouteilles d’eau et nous propose d’appeler quelqu’un pour nous aider car ils n’ont pas de cric « mais il faudra payer ». On vérifie le prix. 40€. C’est pas donné mais ce n’est pas si mal non plus et on n’a pas le choix. « Par contre il sera là dans 1h/1h30 ». On accepte mais on leur explique qu’on aimerait bien un peu marcher, je les sens déçus de perdre leurs hôtes pressés d’attendre mais la réalité est qu’on n’a pas beaucoup bougé depuis ce matin. On se ballade dehors dans un paysage qui est à vrai dire splendide, pour un moment « je suis tombé en panne au milieu de nul part » on est plutôt chanceux.
Une heure tapante plus tard notre dépanneur arrive dans un camion blanc. Rapide comme son camion, il se met instantanément en marche et sort tout un attirail pour remettre sur pied la voiture. En moins de 5 minutes l'affaire est réglée avec le sourire. Redoutablement efficace, notre dépanneur récupère sa solde tout en nous questionnant sur notre usage de la voiture "c'est une galette il va falloir changer le pneu". Il nous donne une adresse puis, réfléchissant, nous dit "dites moi où vous êtes et je m'en charge demain matin à 9h". Un peu pris au dépourvu et voyant son efficacité je me dis intérieurement que c'est le prix de toutes les assurances que nous n'avons jamais payé, le prix du risque. En même temps je n'ai pas le réflexe de lui demander son prix et encore moins de marchander, Diane non plus.
On essaie de donner un pourboire au jeune homme qui nous a aidé qui le décline très poliment.
Avec notre bonne étoile vers 15h45 nous repartons vers Golden Beach. Le soleil est bas, dans 40 minutes il fera nuit. Nous marchons pieds nus sur la plage infinie et presque déserte.
Une famille déboule dans un gros 4x4 pour regarder le coucher de soleil, un couple âgé s'enlace délicatement et pour le reste c'est l'infini de la mer, l'infini du sable et une mince végétation sur ce dernier corridor terrestre avant le dernier monastère. La mer est fraîche sans être froide. On se pose ici pour écouter la respiration des vagues, l'aventure des pneus nous a rendu un peu plus vulnérables que nous ne l'étions, comme un rappel que s'aventurer un peu plus loin que le sentier battu est aussi synonyme de situations inconfortables. C'est aussi ce qui nous rend vivant. Quelle chance que d'être là, alors que le soleil nous dit au revoir en se dilluant dans la Méditerranée.
La question des limites nous limite alors. Le "plan" était de nous rendre au monastère mais la nuit arrivant, la roue étant précaire, la route jonchée de trou, on juge plus sage de garder le mystère des quelques 6 kilomètres qui nous séparent du bout du cap. Il est bon aussi d'entendre raison. Le grand silence de la route, amplifié par l'allure précautionneuse avec laquelle je manœuvre notre carrosse, donne un air sentimental au retour. Un peu déçus, on cherche les ânes sauvages d'une région célèbre pour les accueillir mais ils ne se montrent pas. De retour à notre pension chrétienne pour ce soir de Noël, on demande à prendre le repas mais on nous fait comprendre que ce n'est pas possible.
Pour dîner on revient en ville mais tout est fermé ce soir, à l'exception d'un café où des jeunes font tourner les dés d'un jeu de société. C'est peu avenant, je propose à Diane de mettre le cap sur un restaurant de poissons à 15 minutes de là au sud. Comme tout est fermé en cette saison, c'est un jeu hasardeux et on se prépare a l'idée de manger les petits gâteaux qui restent dans notre sac. Après 15 minutes, face à une église, 5 ânes nous attendent et derrière eux le restaurant est ouvert. Nouveau miracle. Sans sourire mais très attentionné, une homme costaud, chauve, aux traits russes qui semble être le patron nous accueille et nous apporte plein de mezze sur la table avant même la commande. Le poisson est délicieux.
En ce jour de célébration du (théorique) 2023ème anniversaire de la naissance de Jésus, loin de chez nous, on aura ainsi eu le droit de voir des ânes, d'assister à deux petits miracles, de trouver un logement chrétien et d'avoir vue sur un littoral qui fait face à Jérusalem.
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